Il me vient à l'esprit que lors d'une conférence brillante de Cheikh Hamidou Kane à Dakar en 1992, l'auteur de l'Afrique ambiguë avait relaté les antagonismes qui nourrissaient les discussions intellectuelles des deux fondateurs de la négritude, L.S. Senghor et A. Césaire. Le premier voyait dans l'universalisme un moyen de dépasser tous les particularismes et le second, à l'inverse, partait des particularismes (en particulier celui de la culture antillaise) et montrait comment ils se fondaient, au risque de s'y perdre, dans une forme d'universalisme. Au final les deux amis et rivaux en poésie ou en essais se rejoignaient tout de même dans une vision d'une humanité diverse et complémentaire s'élevant au-delà d'un quotidien fait de médiocrité.
L.S. Senghor, Président du Sénégal, à l'ouverture du 1er festival des Arts Nègres de Dakar le 31 mars 1966.
Crédit photo : © Rue des archives/AGIP.
C'est pour cela qu'à travers ce modeste post je souhaitais, en ces tristes moments, évoquer le fondement universel de nos cultures à travers la passion qui nous anime c'est-à-dire celle de l'Art et plus particulièrement des Arts Traditionnels. A titre d'illustration, on retrouve cet universalisme dans la posture si particulière du penseur qui a traversé toutes les cultures. J'en veux pour exemple la sculpture extrêmement ancienne du "penseur" de Dobrouja, une statue en terre cuite de la nécropole de Cernavoda en Roumanie, une figure qui nous contemple depuis près de 8000 ans (1).
Or cette posture aussi se retrouve dans l'art africain, chez les Dogons de Kambari, sur les statuettes d'hommes se tenant la tête, qui représenteraient la honte de Dyongu Serou, l'un des ancêtres de l'humanité et le début de notre mortalité (2).
Toutes ces images montrant l'homme voûté, la tête entre les mains, ont suscité les interprétations les plus diverses : chez les Bena Luluwa cette posture pourrait être une représentation des effets du chanvre (3). Pourquoi pas ?
Si l'on franchit d'autres océans, on retrouve ce même penseur dont on ne sait au final s'il pense ou s'il souffre, comme par exemple dans la culture Jörai au Viet Nam (4). Mais l'essentiel n'est pas là.
Au delà de ces conjectures, ce que l'on voit, c'est un homme dont le regard semble perdu dans le lointain. Cette vision commune, à des milliers d'années et de kilomètres de distance, nous montre à quel point les artistes ont figuré, quasiment à l'identique, une posture humaine que nous avons réinterprété à travers le mythe du penseur. Dans cet universalisme, les particularités se sont glissées dans une matière différente, ici une terre cuite, là du bois, ou encore dans des scarifications. Ce trait universel fait que l'homme, au-delà de ses croyances ou au-delà de sa couleur de peau, reste un humain et rien d'autre. Les occidentaux n'ont pas échappé à cette rhétorique dont le penseur de Rodin (5), ultime variante de cette mystérieuse sculpture roumaine du 6ème millénaire avant J.-C, montre à quel point le temps nous façonne finalement peu et en quoi l'humanité reste unique dans sa quête désespérée de comprendre pourquoi elle existe.
En définitive, si l'on dépasse les interrogations existentielles, reste un corpus d'oeuvres uniques dans leur fabrication et leur rareté mais communs témoins d'une seule aventure humaine que certains cherchent à diviser.
(1) Culture Hamangia, Roumanie, Dobroudja, terre cuite. 11,5 cm. Vème millénaire AVJC. Voir KRUTA, Venceslas. L'Europe des origines: la protohistoire, 6000-500 avant. J.-C. Gallimard, 1992. Photo : ©Gallimard-Erich Lessing.
(2) Statuette Dogon style "kambari". Voir LELOUP, Hélène. Dogon. 2011. Paris : Somogy, éditions d’art, Musée du quai Branly. Bruxelles, Belgique, collection particulière Bois patiné, 12 cm © musée du quai Branly, photo Hughes Dubois.
(3) Statuette Luluwa "bwanga bwa cilembi". 24cm. Musée Barbier-Mueller, Genève, Switzerland. Crédit photo : © Petridis, 2008. Voir FELIX, Marc Leo. 100 peoples of Zaire and their sculpture: the handbook. Zaire Basin Art History Research Foundation, 1987.
(4) Statuette Joraï. Bois. 76 cm. Crédit photo : © Catalogue Cornette de St Cyr. Enchère du 14 avril 2015.
(5) Auguste Rodin (1840 -1917) : le penseur. 1903. Bronze. H. 180 cm ; L. 98 cm ; P. 145 cm. Crédit photo : © http://www.musee-rodin.fr/