Derrière la statue se trouve une statue à l'intérieur du tableau...
Il y a des mondes à l'intérieur des mondes : tout le monde sait cela. C'est en effectuant des recherches sur une merveilleuse statue d'Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938) exposée à Martigny (Suisse) à la fondation Pierre Gianadda dans le cadre de l'exposition de la Collection Merzbacher en 2012 (1) que je découvris un autre tableau cachant une mystérieuse statue africaine. On ne saura jamais assez remercier les institutions culturelles comme la fondation Pierre Gianadda ou la fondation Dapper et plus largement tous les musées publics, qui nous permettent d'admirer cet art toujours contemporain, tellement plus bouleversant que les conventions d'un art conceptuel provocateur par devoir.
Au devant, La statue de femme asise (1912) de Kirchner montre à quel point les arts d'Afrique ont touché l'artiste. La patine "miel" , toute en douceur est aussi un grand classique à l'image de cette fabuleuse porteuse de coupe Luba de la collection Philippe Guimiot et Domitilla de Grunne (2). Même noblesse des traits, même profondeur de l'expression, identité des couleurs...
A l'instar de Picasso et de Matisse, les arts traditionnels d'Afrique ont aussi fortement influencé les artistes allemands du mouvement "Die Brücke", véritables maîtres du primitivisme dans l'art européen. Entre les couleurs de Schmidt-Rottluff et de Nolde, je découvrais en Kirchner non seulement un peintre mais aussi un sculpteur d'une exceptionnelle vigueur : cette statue de 1913 intitulée "Tänzerin Mit Gehobenem Bei" en est une parfaite illustration (3).

Mais ma véritable découverte fut d'apercevoir derrière la statue de Kirchner, un tableau que je pris d'abord, allez savoir pourquoi, pour une oeuvre de Jawlensky. Pourtant le maître russe n'y était pour rien. Après quelques recherches, un nom s'imposa : celui de Heinrich Campendonk (1889-1957). Puis ce fut l’œuvre : der balkon peint en 1913. Indéniablement le cheval de gauche le rattachait au mouvement du Blau Reiter (le cavalier bleu) initié par Kandinsky et quelques autres.

Mais les surprises ne s'arrêtaient pas là, à l'image d'Inception de Christopher Nolan ou des romans de Philip K. Dick : à l'intérieur de l’œuvre apparut immédiatement une autre œuvre, africaine cette fois-ci. Un chef d’œuvre dans le chef d’œuvre en quelque sorte.

Ma soif d'identification me dirigea d'abord vers l'art Mambila probablement à cause du dessus de la tête mais j'y trouve aujourd'hui un air Lwalwa de par la longue arête nasale (4). A moins que ce ne soit un Nkisi Songye, compte tenu de la stature et de la position des bras...
Autres propositions bienvenues !
Les liaisons entre l'art africain et l'art moderne, notamment dans sa période fauve et expressionniste ne sont décidément pas prêtes de se tarir. Pour ceux que cela intéresse, terminons avec un livre aujourd'hui oublié qui mériterait bien une réédition. Il s'agit du catalogue de l'exposition du Musée de l'Homme de 1967 intitulé "Arts primitifs dans les ateliers d'artistes" sous la direction scientifique de Jean Laude (5).

Dans un court texte, Jean Laude résumait fort bien ces relations : " Les artistes (...) s'accordent sur ce point : ces sculptures que naguère l'on disait "primitives", font, de droit, partie du panthéon esthétique où se rassemble l'art de tous les pays et de tous les temps" (6).
(1) Van Gogh, Picasso, Kandinsky… Collection Merzbacher. Le mythe de la couleur. Fondation Fondation Pierre Gianadda. Martigny (Suisse). 29 juin au 25 novembre 2012. Crédit photo : http://textespretextes.blogs.lalibre.be.
(2) Vente Sotheby's du 17 juin 2009.
(3) Vente Christie's du 09 Novembre 2015.
(4) Classification pourtant improbable à cause de la grande rareté de ces statuettes.
(5) Musée de l'homme : Arts primitifs dans les ateliers d'artistes. Société des amis du musée de l'homme. Paris, 1967. Voir aussi pour approfondir : Rubin, William. Le Primitivisme dans l’art du XXe siècle. Les artistes modernes devant l’art tribal. P (1991).
(6) ibid. p.21.